Périple avec une inconnue, rendez-vous à Saïgon…

Nous ne nous sommes jamais vues. Nous ne nous connaissons pas. Elle n’est pas même l’amie d’une amie. Quoi de plus romanesque que de se donner rendez-vous à dix mille kilomètres ? Je trouvais l’idée merveilleuse…
Trois mois avant mon envol pour le Vietnam, je poste un message sur un forum spécialisé en espérant échanger avec une éventuelle complice de virée. Chérir ma solitude ne s’oppose pas aux rencontres. À cette période, à l’autre bout de la France, une femme effectue une démarche similaire. Nos chemins vont se croiser et s’unir, nous ferons connaissance tout au long de la traversée d’une partie du pays, de Saïgon à Hanoi, en passant par Hoi An, Hué, Tam Coc, la baie d’Ha Long et la vallée de Mai Chau.
Ma feuille de route était déjà établie quand j’ai envisagé ce voyage en binôme. Mon itinéraire vise les incontournables et ses envies rejoignent les miennes, nous l’ajustons seulement à son timing car elle ne dispose que d’une vingtaine de jours. J’ai davantage de temps à consacrer au projet et je peux, en parallèle, satisfaire mon tempérament solitaire. J’atterrirai plus tôt afin de descendre dans le delta du Mékong et je repartirai plus tard en prolongeant mon circuit jusqu’aux montagnes du nord-ouest, près de la frontière sino-vietnamienne. Le marché populaire de Bac Ha et Sapa, l’ancienne station climatique de l’époque coloniale, figurent sur ma liste.
Le climat du Vietnam est tropical au sud et subtropical au nord. Le départ est prévu au début du mois d’avril, autant dire que nous suerons ! Commencer par le sud devrait nous permettre de moins souffrir de la température. Nous conversons une dernière fois au téléphone quarante-huit heures avant mon décollage. J’ai l’habitude de couper tous les appareils les deux jours qui précèdent chaque périple, c’est un rituel, un préambule à l’immersion. Je suis assez organisée pour m’aménager cet intervalle de repos. Les voyages itinérants sont fatigants et mieux vaut stocker de l’énergie. Et puis j’aime couper le signal, rompre avec l’esclavage induit par l’électronique, répondre aux abonnés absents, m’extraire des radars de contrôle. Bye bye en mode off… Je m’évade détendue et joyeuse, la perspective de cette rencontre et des surprises qu’elle ne manquera pas de générer dans un contexte culturel aux antipodes de nos repères m’emballe.
Mon enthousiasme a dissipé ses inquiétudes, j’ai fait en sorte de la rassurer sur à peu près tout. Vingt ans nous séparent et en dépit de son anxiété, son profil ravit mes attentes. Elle est née à Hué et y a vécu jusqu’à ses trois ans. Elle n’y est pas retournée depuis que ses parents ont quitté le pays à la fin de la guerre d’Indochine. Elle part sur les traces de son enfance, en hommage à ce père revenu vivant de la bataille de Diên Biên Phu, un des rares survivants ayant résisté à l’épuisement de cette célèbre marche de sept cents kilomètres, entre jungles et montagnes, et qui a vu ses compagnons de captivité s’effondrer sur la route, les uns après les autres, pour ne plus se relever. Elle part également sur les traces du souvenir de ce grand frère qui avait regagné le Vietnam et qui est décédé trop tôt, au cours de sa trentaine, dans l’ancienne capitale impériale. Nous avons ajouté deux jours à Hué afin de tenter de retrouver sa maison d’enfance. Nos indices se résumeront à un plan de la cité, jauni et fragilisé par ces soixante dernières années et d’une photo sépia sur laquelle on discerne l’entrée de la villa. Tel un pèlerinage, ce voyage s’annonce riche en émotions.
À mon arrivée à Hô-Chi-Minh-Ville, encore appelée Saïgon, les trente-huit degrés sont difficiles à supporter. Les Vietnamiens vaquent à leurs occupations, couverts de leur blouson et de leur casque de scooter qu’ils ne prennent pas la peine d’ôter dans les lieux fermés, ceci sans que la moindre goutte ne perle sur leurs tempes… Je me dis qu’on n’est pas réglés pareils ! Je déambule à pied, éliminant un litre d’eau à chaque montée de trottoir. Le lendemain, je me rends à la cathédrale Notre-Dame, d’inspiration néo-romane, et à la poste centrale située à côté dont l’architecture métallique de style Eiffel mérite, à elle seule, une halte à Saïgon. Je flâne au marché Ben Thanh où la pugnacité des vendeurs, peu enclins à laisser filer le client potentiel, s’exprime à travers une certaine agressivité et me crispe un tantinet. Je m’éclipse et me fais aspirer par un festival du tourisme qui se tient en plein air. Je traîne dans les allées des stands qui regorgent de spécialités culinaires, amusée du tintamarre que les animateurs vietnamiens assurent en se dandinant pour honorer l’élégante chorégraphie de la danse des canards et chantant à tue-tête Qui en sortant de la mare se secouent le bas des reins et font coooiiiiiinnn coooiiiiiinnn…
Au matin du troisième jour, je pars vers le delta en compagnie de deux retraités. Ils me racontent combien ils ont adoré leur trip amazonien malgré un début flippant, trimballés un temps infini par les hommes d’une tribu vêtus de leur cache-sexe à ficelle, en pleine nuit, au creux d’une barque cernée d’alligators dont les yeux rougeoyaient à la croisée du spectre de leurs frontales. Ils me décrivent, s’esclaffant et jouant des coudes, la déco tendance mygales poilues de leur bicoque, la chasse au curare et autres activités locales… Nous sommes rapidement au port de Cai Be où nous embarquons à bord d’un sampan et rejoignons un hôtel entouré d’allées de courges suspendues au sein d’une végétation luxuriante. Je m’installe dans mon bungalow devant lequel un bassin privé me promet un barbotage inoubliable face au Mékong. À l’arrière, la salle de bain extérieure s’ouvre sur la jungle et je m’empresse d’en profiter en me réjouissant des chants d’oiseaux exotiques. Pas mal l’hôtel ! J’occupe le reste de ma journée à visiter une fabrique de bonbons et d’artisanat près du village qui comporte une dégustation d’alcools de serpent que mon gosier maudit instantanément, me condamnant à dépiauter une flopée de caramels ensachés pour tapisser l’affaire sous peine de me métamorphoser en dragon. Le soir venu, je me joins à un cours de cuisine, j’apprends à confectionner des wontons ainsi qu’un plat à la sauce aigre-douce et j’évite de justesse de déguster ce qui a tout l’air d’une petite soupette rafraîchissante, poivrée et citronnée à souhait, qui fait office de rince-doigts… Je me cultive en somme !
Je suis réveillée par les bateaux à moteur composant le ballet incessant qui se joue sur le Mékong, mêlé à l’ambiance fascinante interprétée par la faune qui évolue dans la jungle environnante. Nous sommes quelques-uns, dès l’aube, à lester un sampan en vue de nous enivrer de l’effervescence du marché flottant, encore enveloppés des brumes matinales bientôt chassées par un soleil sans scrupules. Parmi les passagers, un homme est équipé d’un téléobjectif long comme le bras qui ruinerait mes cervicales et doit peser l’équivalent de mon sac-à-dos. Nous discutons et il m’apprend, qu’en tant qu’auteur, il s’est entretenu avec un éditeur de la maison qui m’emploie… D’ici que je le croise à nouveau dans l’atmosphère plus feutrée d’un hôtel particulier… Le monde peut parfois, vraiment, sembler étroit ! Nous accostons ensuite au ponton d’un village à proximité puis nous nous séparons sur le quai, chacun voguant vers ses projets respectifs. Le mien est de me perdre dans une cambrousse foisonnante de fruits tropicaux. Je constate la gentillesse et l’humour des Vietnamiens qui ne comprennent pas mon anglais ni le plan griffonné que je leur mets sous le nez, mais je finis par retrouver mon chemin après des kilomètres de marche. À l’hôtel, un réceptionniste au nom imprononçable, qui astucieusement se fait appeler Martin (…), m’invite à participer à un atelier de découpe décorative de légumes. Nous papotons et rigolons en enroulant nos peaux de courgette, nous contentant de former des roses, parce que pour les navets transformés en perroquets, on repassera…
La région du delta du Mékong représente un détour agréable pour une acclimatation douce et gourmande. Je remonte sur Saïgon afin d’attendre celle que je nommerai Chantal et avec laquelle nous allons entreprendre le voyage vers le nord. Avant cela, je m’oriente vers le quartier Cholon, le Chinatown saïgonnais, j’explore son fameux marché Binh Tay puis la rue Thuan Lan Ong et ses pharmacies traditionnelles qui exhibent des flacons d’alcools de serpent et divers breuvages caustiques. J’observe les vitraux de l’église Cha Tam et vais jeter un coup d’œil à la rue adjacente Tran Hung Dao pour sa partie ouest dédiée aux ateliers de confection. Je termine par la rue de Lao Tu et sa pagode Chua Quan Am, la plus ancienne de la ville, où je me pose un temps certain, à l’écart de l’agitation extérieure, ouatée par les nuages d’encens. Je m’y ressource sans qu’une seule personne vienne troubler ma tranquillité. Je savoure le calme et pense à la suite du circuit, à cette rencontre imminente, aux interrogations qu’elle suscite, à l’excitation qu’elle génère. L’horloge me fait de l’œil, Chantal a probablement atterri, j’abandonne cette quiétude et file poser mon derrière sur le coussin élimé d’un cyclo-pousse que le conducteur, à la force de ses mollets, propulse à un rythme saccadé vers mon hôtel en crachant régulièrement un morceau de ses poumons dans mes cheveux…
Le rendez-vous avec Chantal était convenu à l’hôtel. Quand le cyclo-pousse m’y dépose, la réceptionniste m’explique que Chantal est arrivée mais qu’elle a dû repartir. L’agent qui lui a remis son visa s’est trompé et lui a donné le passeport d’une Américaine. N’ayant pas vérifié sur place le précieux sésame, c’est à l’hôtel, tandis que son collègue de l’accueil vérifiait ses papiers, qu’elle s’est aperçue de l’erreur. Il a fallu qu’elle s’inflige, après son long-courrier, un second taxi en sens inverse, dans les embouteillages, en pleine touffeur et pollution. Je patiente sous la climatisation un moment. Nous n’avions pas d’autre moyen de nous rejoindre puisque nous étions sans téléphone (moi surtout…). Je l’entends enfin gravir les dernières marches vers la réception, exténuée, et nous nous découvrons. Elle est au bord des larmes, épuisée de son trajet, du choc thermique et du stress… Beaucoup de stress… Elle était très inquiète, n’étant pas sûre d’identifier la dame qui avait son passeport et qui n’avait peut-être pas non plus immédiatement réalisé la boulette. Elle l’a récupéré aisément, l’Américaine s’est rendu compte de la bévue assez vite et a agi de manière identique. Elle s’en va déposer ses affaires, se doucher et se détendre un peu puis je l’emmène du côté de la place de la cathédrale. Nous marchons tout en discutant avant de dîner et de rentrer nous coucher. Nous partons tôt le lendemain pour Danang et ses montagnes de marbre.
Par souci de concision et de discrétion, j’ai pris le parti de ne pas raconter l’intégralité du voyage, plutôt ce que j’en retiens. Est-ce une démarche que je renouvellerai ? Est-ce que je la conseillerai, l’encouragerai ? Évidemment, chacun voit midi à sa porte, mais de mon point de vue, qu’en est-il ? La réponse est mitigée, oui, non, ça dépend… La bonne affaire ! O.K., je développe…
Bien que j’aie apprécié cette expérience, je ne la renouvellerai pas sur autant de temps. Je suis trop attachée à ma solitude et je retire une grande satisfaction à me dépatouiller de situations parfois délicates ou simplement insolites. Ceci améliore ma confiance en mes capacités d’adaptation, de débrouillardise et me sert en continu dans tous les aspects de ma vie. Nous passerons avec Chantal d’excellents moments. Elle m’a enrichie de nombreuses histoires sur la guerre d’Indochine, des souvenirs que son père lui confiait de son vivant. Je n’oublierai pas cette marche sur ce sol foulé par les prisonniers de la bataille de Diên Biên Phu et ce qu’elle me restituait, les tortures infligées, l’emprise psychologique exercée… Je n’oublierai pas non plus son émotion à Hué, sur le pont Trang Tien qui enjambe la rivière des parfums, étreinte par ses propres souvenirs de ce frère qui avait laissé sa vie à cet endroit. Sans compter son euphorie au retour d’une balade où elle avait revu sa maison d’enfance qu’elle me localisait sur sa vieille carte, la juxtaposant à un plan récent, les noms des rues ayant été modifiés au fil des années. Nous avons aussi pu nous offrir des extras, notamment ce taxi privé de Hué à Hoi An qui nous a permis d’admirer la magnifique route du col des nuages dont les cars se désintéressent depuis la construction du tunnel. Et comment ne pas me réjouir de cette fabuleuse croisière en baie d’Ha Long avec une firme soucieuse de préserver le site, qui a navigué à des endroits discrets et nous a offert d’excellentes prestations sur une jonque quasiment privée que nous avons partagée avec un couple de Canadiens, nous n’envions pas franchement ceux qui s’agglutinaient sur certains bateaux croisés.
C’était chouette, des souvenirs gravés dans ma mémoire et dans mon cœur. Parallèlement, j’étais profondément heureuse quand nous nous sommes séparées et que j’ai pris ce train de nuit, seule, en direction de Lào Cai, me dirigeant vers de nouvelles aventures sur un mode qui correspond mieux à ma personnalité. La réalité est que je manquais de clarté quant à la lisibilité de mes besoins. Entre celui d’être seule et celui d’échanger, le juste milieu si difficile à évaluer. Le voyage remue intérieurement, bouscule nos croyances sur soi et sur le monde avec plus ou moins d’intensité. Il offre quantité d’ingrédients pour s’interroger, se remettre en question en mettant à l’épreuve nos repères personnels, provoquant de l’inconfort et de l’instabilité. C’est précisément ce que beaucoup de voyageurs recherchent, une belle occasion de renforcer son mental tout en assouvissant sa curiosité du monde. Une multitude d’événements, inévitablement, nous chamboulent et nous obligent à dépasser nos limites, inutile de charger la mule ! L’idée de sortir de soi et celle de sortir de soi en compagnie d’un(e) inconnu(e) sur plusieurs semaines d’affilées est à dissocier… Comment faciliter la relation avec un(e) inconnu(e) sur un terrain que nous ne maîtrisons pas, confrontés à une culture qui nous secoue, des quiproquos dus à la méconnaissance de l’autre, une langue étrangère qui amplifie les incompréhensions, la fatigue de l’itinérance incluant des transferts matinaux et des trajets interminables qui s’accumulent, des conditions météorologiques qui, selon notre degré de tolérance à la chaleur, au froid ou à la pluie, influencent nos humeurs ? Afin de profiter du voyage, d’optimiser ce qu’il nous apporte, il semble judicieux de définir les lignes fondamentales à notre équilibre. La possibilité pour chacun de modifier ses plans doit être abordée en amont et acceptée, les échanges n’en seront que valorisés. Ceci est, par ailleurs, valable avec les personnes que nous fréquentons habituellement, les membres de notre famille ou nos chers amis. On peut avoir des envies divergentes et vouloir se séparer du meilleur partenaire qui soit. L’objectif d’un tel périple est en premier lieu de se faire plaisir et de vivre sereinement les rencontres qui, bien sûr, sont généralement formidables dans la diversité qu’elles représentent. Cependant, qu’il est bon de revenir à soi, de se rappeler sa liberté. Cela paraît sans doute évident sur le papier néanmoins c’est ce que je n’ai pas su faire. Non seulement, je me sentais un peu coincée par une sorte d’engagement, mais j’avais aussi trop verrouillé le parcours. Mes circuits sont aujourd’hui plus souples, j’improvise davantage et surtout, je célèbre ma solitude. On naît seul, on meurt seul, entre-temps il semblerait que nous puissions jouir d’un tant soit peu de liberté… Saisissons-la !